Un pavé dans le marc
Le journaliste Jacques Dupont publie sur près de deux mille pages Le guide des vins de Bordeaux. Une somme tirée de 25 années de dégustation et de rencontres sur le terrain.
Pourtant le pavé du journaliste du Point dont le tapuscrit occupait – dit-on – un carton de déménagement, n’emprunte en rien à l’austère guide rouge. Il n’a rien du catalogue raisonné bannissant tout jugement de valeur ou du recensement quasi exhaustif du plus grand vignoble d’appellation du monde même si, quelque part, il est l’œuvre d’un «titan du vin» comme le qualifie avec son emphase coutumière Franz-Olivier Giesbert, directeur du Point, admiratif devant le travail de son confrère qui réalise depuis de nombreuses années le supplément annuel spécial vin de l’hebdomadaire.
Ce guide qui n’a pas vocation à être renouvelé chaque année ne ressemble pas non plus aux ouvrages des toqués du vin, entendez par là ces chroniqueurs souffrant du trouble obsessionnel compulsif du classement et de la notation, maladie observée pour la première fois sur un sujet américain du nom de Robert Parker. Ici pas de formules logarithmiques pour qualifier le vin, pas de courbes de Gauss de durées de garde et autres gadgets qui créent un telle distanciation qu’à la fin on a l’impression de consulter un traité d’analyse financière. «Je ne prétends pas à l’objectivité, l’honnêteté suffira», dixit Jacques Dupont qui a rassemblé 25 ans d’impressions de dégustations réunies sur quelque 337 cahiers à spirale Clairefontaine soigneusement numérotés et plus récemment sur disque dur. A raison de 2 000 à 3 000 vins goûtés chaque année à l’aveugle ou à étiquette découverte, ce travail de moine* représente une énorme base de données au sein de laquelle l’auteur a opéré un tri sélectif retenant plusieurs centaines de propriétés, des incontournables aux plus modestes, sur dix millésimes (2000 à 2009).
Si pour l’amateur de vin, il est toujours plaisant d’aller chercher le commentaire du spécialiste sur ses vins favoris (histoire de vérifier qu’il pense la même chose…) ou par simple précaution (avant une foire aux vins par exemple), l’intérêt de cette somme est ailleurs. Une grande partie du charme de cet ouvrage réside dans les présentations des propriétés qui sont autant de miniatures sur le vin concerné, son histoire et ceux ou celles qui le font. «Le vin n’est pas anonyme, il est le produit d’une rencontre entre un homme – ou de plus en plus une femme – et un sol, un climat…» Ici les obscurs et les sans-grades ont droit à autant d’égards que les cadors, signe de l’humanité d’un chroniqueur qui ne calibre pas la longueur de son texte en fonction de la réputation du chroniqué. Exemple avec château Grand-Brun, cru artisan de Cussac-Fort-Médoc. «… Jean-Pierre Brun, frère de Christian (Château de Lauga), a laissé la place à Olivier, son fils. Mais un vigneron n’est jamais vraiment à la retraite. Loin de ses vignes, il dépérit. Donc, Jean-Pierre a choisi l’option retraite active. Son affaire, c’est le marché. Pas celui avec des courbes en pages éco des quotidiens, mais celui de Lacanau ou de Bordeaux le dimanche, où il tient un stand de six mètres entre le copain qui vend des huîtres et celui qui produit les beaux canards ; en face, le charcutier roi du boudin, “devant chez lui il y a toujours la queue”…». Y’a pas à dire, bougrement plus sympa qu’une échelle de notation graduée de 1 à 100. Pour faire sortir les Bordeaux de la crise, le «Dupont» devrait être rendu obligatoire !
Le guide des vins de Bordeaux de Jacques Dupont, Editions Grasset, 1 936 pages, 39 €.
* …bourguignon ! Jacques Dupont est originaire de l’Yonne.